L'excitation se mêle à la prudence en découvrant les crêtes enneigées depuis le hublot de notre avion SAS. La chape de nuages nous empêchera-t-elle de voir les aurores boréales?
L'application Nothern Eye Aurora Forecast affiche "Go" pour la prévision de ce soir.
Une lueur se diffuse bien derrière les collines avant de voir apparaître une traînée lumineuse qui traverse notre ciel étoilé, signe distinctif de la naissance d'une aurore. Cette traînée ondulera petit à petit sous la forme d'un reptile. Il est à peine 17h00, la nuit s'est invitée donnant l'impression qu'il est déjà 22h00. Les lueurs à l'horizon mutent en faisceaux de projections cinématographiques pour se perdre sous les scintillements qui ornent notre écran de la Voie Lactée. Couverts de multi couches comme si nous partions en expédition polaire, nous appréhendons le froid et la conduite de nuit sur les routes verglacées. Mon regard est tenté d'admirer sur ma gauche l'aurore qui se déploie au-dessus du fjord. Je dois avant tout me concentrer sur la route enfermée par la nuit que seuls mes phares libèrent de l'obscurité, la vitesse calée à seulement 60 km/h en seconde pour conserver du frein moteur et m'éviter de freiner. Je gare comme prévu la voiture de location sur une petite aire enneigée repérée plus tôt dans l'après-midi. Excités, nos pieds chaussés de crampons cavalent pour rejoindre une cabane en contrebas de la route qui me servira de décor pour les photos. Le spectacle démarre alors qu'on vient à peine de poser le trépied, régler le boîtier sur 400 ISO, l'obturateur sur 13 secondes, le diaphragme à f/2.8 et la mise au point sur l'infini. J'en ai aussi profité pour glisser ma lampe torche dans l'abri de bois. Le ciel s'est embrasé de vert fluorescent. Les volutes vivent et se meuvent au-dessus de nos chapka. L'énergie qui se dégage est fascinante. Muet et hypnotisé, je déclenche en ayant pris soin de mettre le retardateur sur 2 secondes afin d'éviter les vibrations. L'indice Kp des aurores (Planetary K-Index) probablement supérieur à 4 m'oblige à descendre sous les 3 secondes de temps de pose. Isabelle a pris place au bord de l'eau. Je distingue au loin la lumière de son écran. Nous crions tous les deux pour se faire entendre et extérioriser notre excitation. Des cristaux colorés semblent s'évanouir dans le ciel. La vitalité de ces étrangetés me fait penser à tous mes proches qui sont partis dernièrement. Les gens ne meurent pas, ils s'absentent physiquement.
Je m'en voudrais un jour si je devais finir par me lasser de ces merveilles à force de les admirer.
Je n'arrive pas à trouver le bon cadrage malgré toutes les variantes de points de vue. L'impression de s'être jeté sur un gâteau par gourmandise gâche le caractère exceptionnel de ce spectacle naturel hors du commun. Demain il me faudra plus d'inspiration pour trouver un lieu original.
Chacun d'entre nous est perdu dans ses pensées, les regards tournés à babord ou tribord dans les environs de Seglvik à la recherche d'un nuage d'écume ou d'une épine noire à la surface de l'océan arctique. Le silence règne à bord du zodiac qui nous emmène nager avec les orques. Engoncés dans 10 millimètres de néoprène et une combinaison de survie, nous sentons l'eau de la douche et la vaseline se mélanger à notre sueur qui coulent dans les moindres petits espaces libres de notre peau. La neige vole à l'horizontal. Les crêtes des récifs montagneux se parent de couleurs pastel où le rose orangé côtoie le rare bleu pâle qui résiste entre les sombres nuages. J'aimerais pouvoir sortir l'appareil de son caisson pressurisé et monter mon téléobjectif mais les conditions ne me le permettent pas. Ces images théâtrales de grains sur l'horizon resteront dans nos mémoires. Après une heure de navigation, je sens que nous allons rentrer bredouille. Les doigts de nos membres ressentent la douleur de l'écrasement dans l'embrasure d'une porte. La neige verglacée nous gifle le peu de visage qui reste à découvert sous notre cagoule et une capuche.
- Mais qu'est-ce qu'on est venu faire dans cette galère?
Mon imagination me téléporte devant une tasse de boisson chaude dans le chalet cosy que nous venons de quitter.
Je ne sais pas si je serais capable d'ôter ma combinaison de survie, mettre mes palmes, mon masque et mon tuba pour me glisser dans cette mer d'encre si les orques venaient à apparaître. De rares moments d'accalmie offriraient pourtant un contexte rêvé pour photographier ces pandas des mers mais la vie sauvage ne se commande pas.
Revenue à Skjervøy, Isabelle ne pourra pas empêcher ses larmes d'inonder ses joues le lendemain en apprenant que les orques rodaient autour de Seglvik pendant des heures sous un ciel bleu provocateur alors qu'aucun ferry n'est planifié ce jour pour y accéder.
Il ne suffit pas seulement d'être équipé d'une combinaison intégralement étanche en plus d'avoir un skipper expérimenté pour réussir une bonne photo d'orque. Nous l'avons vécu et ce n'est pas si simple. Encore moins quand tu te glisses à l'eau dans l'urgence, le masque encore sur le front ou que tu perds une palme en pleine course vers ces prédateurs qui figurent en haut de la chaîne alimentaire des océans. Il faut s'imaginer flotter, ballotté par les vagues, tentant de nager à l'aide d'un seul bras, l'autre main agrippée au caisson, un masque noyé d'eau salée et chaussé d'une seule palme vers un zodiac qui ne semble jamais se rapprocher de toi.
Il faut être préparé et expérimenté.
Réaliser une bonne photo d'aurore boréale est un jeu d'enfant à côté. Un décor original, un trépied et de la patience gardée au chaud grâce à une bonne paire de chaussures et de gants.
La 3ème tentative ne fut malheureusement pas fructueuse malgré une meilleure préparation. Deux semi-rigides de douze plongeurs chacun ne permettent pas de bénéficier d'une rencontre privilégiée. Les orques sont pourtant bien là autour de nous remontant le hareng vers la surface à l'aide de leur nageoire caudale pour faciliter leur chasse. Des milliers de goélands tournoient au-dessus de ce festin que les navires de pêche engloutissent dans leur immense filet.
Il faut faire avec le bouillon de bulles créé par les nageurs en évitant de se prendre un coup de pied. Vous les apercevez ces masses majestueuses noires et blanches de muscles et de graisse apparaître par enchantement mais le temps de s'isoler pour réaliser une bonne image, ils ont déjà fui notre présence. Faute de ne pas avoir mis en application mon expérience de mise à l'eau avec les baleines, je me suis naïvement verrouillé les chances de succès dans une industrie touristique pour amateurs.
Ramener une photographie d'orque était notre objectif principal lors de ce séjour au 70° Nord en Norvège mais aucun fichier RAW de ce mammifère marin évoluant sous la surface ne figure sur nos cartes mémoire. La culpabilité de cet échec plonge chacun de nos gestes dans le silence. Autant d'argent dépensé pour rien laisse un goût amer. La sensation de ne pas avoir été à la hauteur me contrarie. Cela ne doit pas effacer les délicieux moments passés au milieu des fjords sur des routes enneigées, sous ces magiques vents solaires qui frappent à la porte de notre atmosphère, ni la vision admirative de ces hordes d'ailerons noirs fendant les vagues dans un souffle puissant qui illustre à lui seul le son du vivant.
Cette nature brute inspire à écrire une ligne d'horizon, la simplicité, le recul voire un arrêt en suspension de notre activité cérébrale. Nos yeux ne brûlent-ils pas quotidiennement devant l'orgie pornographique des images, l'omniprésence d'informations, prolongeant péniblement notre lâcher prise dans le sommeil. Nos neurones se sont habituées à être sollicitées en permanence mais dans quel but? Je ne me souviens pas avoir entendu parler d'une ligne d'arrivée à franchir. Avons-nous encore la possibilité de prendre notre temps sans ressentir d'angoisse?
Sur le point de repartir vers Tromsø en voiture, nous prenons Nicolas en stop avec nous. Nicolas, qui préfère qu'on l'appelle Nico, faisait partie de notre excursion avec les orques. Un français parti seul depuis Oslo en sac à dos avec une carte, une tente et un duvet. Je le prends pour un fou. Nico n'a pas de téléphone portable. Seulement une tablette qu'il connecte au wifi dans certains endroits lui permettant d'envoyer et de recevoir des emails ou de réserver un avion. Incrédule, je le questionne sur son mode de vie, libre, dormant sous sa toile à 0°. Cet homme, que je considère au fond de moi comme un messie, vivait près de Montauban dans la montagne, pêchait dans une source d'eau pure et cueillait des champignons pour se nourrir. L'hiver, il s'autorisait à descendre de son humble baraquement pour faire des emplettes. Cet homme n'est pas associable, des amis lui rendaient parfois visite et il a aussi une petite amie.
Les vendanges et les cueillettes de fruits lui financent ses voyages. Concentré pour ne pas risquer de glisser dans les virages enneigés, j'ai l'impression de skier entre les piquets rouges d'une interminable piste bleue pendant que Nicolas répond poliment à ma curiosité concernant sa traversée des pays de l'Est à pied durant deux mois et demi.
Son souhait d'aller acheter une bière pour fêter humblement sa rencontre avec les orques me laisse pantois sur ma chaise alors que nous attendons l'arrivée de notre ferry dans une petite épicerie. Toutes mes réflexions sur notre société intrusivement connectée et mercantile ont trouvé son irréductible révolutionnaire alors qu'il ne se considère probablement pas comme tel. Nous arrivons enfin à notre R bnb indemnes. Encore interloqué, verrouillant la formidable petite Hyundai à distance, je n'arrive pas à croire que cet homme à qui je souhaite bonne route va trouver un endroit tranquille dans la ville pour planter sa tente.
Nous étions venus en Norvège voir les orques, j'ai finalement rencontré Jésus.
Pour voir les photos.
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