Il se trouve par hasard que notre séjour à Burano et Venise pour passer les fêtes de Noël en famille, traverse une période d'"acqua alta" période des hautes eaux, où le niveau élevé des marées de l’Adriatique a pour conséquence d'inonder une grande partie des îles de la lagune vénète et plus particulièrement la Piazza San Marco qui se trouve être l’un des niveaux le plus bas de la Sérénissime.
Plusieurs fois par an, les actualités automnales et printanières se délectent des images montrant les rares touristes marcher prudemment sur les passerelles qui surplombent le plus “élégant salon d’Europe”. Le projet coûteux et contesté M.O.S.E, rangées de vannes mobiles et escamotables censées la protéger n'a toujours pas vu le jour, aujourd’hui.
Jamais je n’avais pensé à écrire une liste de destinations rêvées parce qu'elle serait probablement trop succincte ou parce que, tout simplement, irréalisable financièrement parlant.
Mieux vaut ne pas se créer de souhaits impossibles au risque de devenir envieux et frustré. Il y a des lieux et des événements réservés aux documentaires produits par la BBC ou des reportages imprimés dans National Geographic. Certains vous racontent qu'ils ont eu le privilège de les avoir vécu ou de les avoir visités mais aujourd'hui, je considère avoir eu suffisamment d'émerveillement pour me contenter de ce que j'ai déjà vu ou vécu. Le dépaysement peut aussi s’expérimenter à proximité de chez soi.
Nous jouerons donc aux journalistes dépêchés sur place pour couvrir la beauté dramatique de cet événement accessible à tous, moi qui n'aurais jamais imaginer la voir de mes propres yeux. Ce phénomène a au moins le mérite d’éloigner les armées de pigeons et de touristes pour notre égoïste contemplation.
Comme un chien attiré par la convoitise d'un os, mon rythme cardiaque s'est emballé à l'idée de pouvoir admirer les reflets des Procuraties décorées au plafond de guirlandes lumineuses. L'adrénaline a chassé la tentation de laisser mon corps confortablement lové contre celui de ma femme entre une couette et un matelas douillet. L’habitude de sortir photographier à la tombée de la nuit m’a progressivement cloisonné dans une zone de confort devenue contre productive. Il est à peine 6h30 et nos bottes en caoutchouc fendent les 20 centimètres d'eau qui ont déjà envahi les ruelles encore enveloppées d’un voile nocturne. Nous croisons quelques âmes pressées avec leur bagage cabine, des coureurs matinaux et des lèves tôt posant leur appareil photo sur le muret d'un pont en guise de trépied.
L'excitation se mêle à l'appréhension, je ne sais absolument pas à quoi m'attendre. Le niveau de la lagune est estimé au plus haut à 1,40 mètres au-dessus de son niveau habituel ce matin, loin des 1,87 mètres historiques qui ont surpris les Vénitiens le 12 novembre dernier.
Au détour d'une énième ruelle, l’unique “Piazza” de Venise, la place Saint Marc, s'annonce majestueuse comme prévu, les pieds dans l'eau, coiffée sous un ciel d’encre. Une passerelle est déjà installée mais un meilleur point de vue m'oblige à m’aventurer plus loin sur quelques mètres afin de me positionner le plus au centre possible. Fasciné par le reflet des arcades illuminées sur la surface du miroir aquatique, ma motivation est instantanément calmée par la froideur de l'eau qui s'est engouffrée dans mes bottes. Je me réfugie sur la pointe des pieds au niveau de la barrière d'un des trois mâts porte drapeau qui font face à la basilique. La naïveté du touriste que je suis, gomme rapidement ma contrariété en un large sourire d’auto-dérision.
Piégé aussi par la facilité d’un cadrage symétrique, digne d'une carte postale inassumée, je profite de la beauté du lieu et de la relative rareté de l'événement.
Au bout de 50 minutes à ronger mon os avec délectation autour de la Piazza San Marco, je m'aventure, les semelles trempées mais le sourire à la commissure des yeux, vers le Grand Canal où les lampadaires ont miraculeusement poussé au milieu de la lagune. Les gondoles dansent, chahutées par les ondes. Le spectacle qui s'offre à nous vaut le détour. Je déploie à nouveau mon trépied sur les dalles inondées face aux deux colonnes de la Piazzetta entre le Palais des Doges et la Libreria, allume mon appareil, ajuste mon cadrage à l'aide de la rotule, réduis ma vitesse d'obturation face au sang bleu roi qui donne publiquement naissance au 7ème jour avant la mort de l’année 2019.
À 7h27, les lampadaires s'éteignent alors que je m'apprête à déclencher.
On vient de confisquer mon os sous ma propre truffe, mon paquet cadeau sous le sapin.
Décontenancé, j'ironise sur le comique de situation d’un enfant gâté qui vient déjà de bénéficier d’un beau cadeau. Isabelle s'accorde avec moi pour revenir le lendemain matin avec un regard aguerri. L’enfant a appris la patience, le chien, lui, est passé à autre chose. La météo annonce 1,20 mètres. Je ne noierai pas mes chaussettes cette fois-ci.
Désormais, je regarderais avec nostalgie et intérêt, les prochaines images d’actualités de l’acqua alta.
La ville a un autre visage à offrir entre histoire et spiritualité. Une fois la nuit tombée, vidée de ses curieux diurnes pointant leur dard à selfie vers le haut, des morceaux de marches en pierre, d'eau verdâtre, de briques édentées et de métal à peine rouillé s'abritent sous le halo théâtral des éclairages publics. On s'imagine vêtus de costumes d'époque, comédiens mêlés dans une intrigue dramatique du XVI siècle entre stratégie politicienne et passion interdite.
Un chevalet sur l'épaule, tel le Caravage du paysage urbain, prêt à esquisser au fusain un dessin en clair obscur, jeté à la volée sur une feuille de parchemin vierge, voilà une illustration, vous l’accorderez, plus flatteuse qu’un touriste parisien affamé de clichés instantanés.
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