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Photo du rédacteurVictor Madelaine

Nager avec les baleines à bosse de Tonga

Dernière mise à jour : 4 sept. 2019



Les oeufs brouillés, le mauvais café instantané et le pain blanc brioché légèrement beurré de ce matin me restent sur l'estomac. Trop manger avant de partir en mer pour la première sortie était risqué.

Perçant les vagues au large, mes cuisses palment en continu pour tenter de suivre les baleines mais le reste de la palanquée me double aisément. On a beau avoir un haut Mares Thermo Guard tout neuf, des palmes Mares Razor, masque et tuba d'apnée, un caisson étanche pour un appareil "Full Frame", cela ne fait pas de moi un photographe sous-marin pour autant. En manque de souffle, il me suffirait pourtant de descendre à cinq mètres en apnée pour réaliser une belle photo des quatre baleines que nous chassons depuis une heure mais mon corps affronte lamentablement ses limites après avoir bataillé dans la houle.

Il faut être taillé pour ça et je ne le suis malheureusement pas.

La raison me calme en justifiant que c'est ma première mise à l'eau, mes premières palmes d'apnée, 48 heures de voyages avec peu de sommeil, mon masque qui prend l'eau à cause de ma moustache de quatre jours et mon caisson qui me freine dans ma nage.

Sans réfléchir dans l'urgence, j'ai sauté à l'eau avec ma veste de sport dans laquelle j'avais mes 4 batteries de rechange pour mon Sony Alpha 7RII. Quand on est con, on est con. La gentillesse de Yumiko, une généreuse japonaise me sauvera mon séjour en me prêtant ses propres batteries Sony que je lui renverrai à mon retour en France. Sauf qu'il est interdit d'expédier des batteries Lithium en avion mais ça nous ne le savions pas avant.

À peine remonté sur le bateau, notre skipper Kiko nous lance:

-Go go go!

La fatigue me tenaille et je serais tenté de rester sur le bateau cette fois-ci mais le soleil est revenu. Le moment est propice pour réaliser de meilleures photos. La seule pensée de vouloir faire l'impasse sur cette mise à l'eau alors que nous avons planifié ce voyage il y a 9 mois au Royaume de Tonga avec beaucoup d'impatience et d'excitation me fait culpabiliser, alors j'y retourne malgré moi.

Le tableau est là, enfin prêt à être mis en boîte. Quatre baleines baignées par des rayons de lumière s'enlacent délicatement.

"No battery" s'affiche sur mon écran.

C'est pas vrai, je suis maudit. Il me reste les yeux pour pleurer mais je vais quand même les utiliser pour admirer nos proies et en profiter simplement sans la pression du déclencheur. Ça sera notre dernière sortie de la journée. Il en reste six et je finirai bien par apprécier le café instantané.


Les jours s'enchaînent avec leur lot de déception et d'enchantement, de temps gris, pluvieux, de manque de visibilité, de baleines fuyantes, tous ces temps perdus sont nécessaires pour pouvoir apprécier le moment d'exception car quand il arrive il faut être prêt.

Ce genre de journée tant attendue commence souvent mal. Problème de météo d'organisation ou de matériel. On s'engage malgré tout à continuer sans grande conviction le programme de la journée qui était initialement prévu, probablement conditionné par la pensée positive.

Balayés par le vent frais sur nos combinaisons humides, nous demandons alors à notre skipper Tonguien de rentrer si on ne voit rien dans les vingt prochaines minutes mais il fait mine de ne pas nous avoir entendu, sa fierté mise en doute. Le bateau fait demi tour vers un souffle de baleine à une centaine de mètres. On rechausse les palmes à la hâte, plaque le masque après avoir craché dedans, pose l'appareil sur nos genoux, prêt à se glisser discrètement à l'eau au top de notre guide.

Il nous faut palmer vite et proprement pour espérer voir les cétacés avant de les voir fuir.

Mais elles ne fuient pas cette fois-ci dans le bleu nocturne du Pacifique.

Elles sont trois, peut-être quatre, je ne sais plus compter. Mon coup de pied s'est habitué au chausson de mes palmes, je me suis rasé pour ne plus noyer mon masque, j'ai mis un poids sous mon caisson pour une flottabilité négative grâce à l'aide de Matthew, un anglais qui n'a pas perdu son sens de l'humour, passionné de pêche au fusil, émigré à Perth en Australie et marié à Jamie, Néo Zélandaise (donc naturellement adorable).

Mes poumons brûlent sous la pression de ma descente provoquant des spasmes de vomissements. Mon cerveau a appuyé sur le bouton rouge danger du signal d'alerte maximale. L'oxygène n'a jamais autant manqué dans mon organisme. Tout est dans la tête ai-je entendu de la part des apnéistes mais ce n'est pas si évident sans entraînement. La délivrance du nouveau né arrive à la surface d'une grande inspiration bruyante et salvatrice. Est-ce que les baleines ont entendu ma peine? Le rythme cardiaque revenu dans ses tolérances, mon cerveau a déjà oublié l'effroi et m'invite à y retourner dès que possible.


Le plus important est de se jeter à l'eau le premier par dessus le bastingage depuis le petit bateau de pêche qui n'est pas conçu pour la plongée afin d'éviter les palmes ou les GoPro dans mon champ de vision. Flottant au milieu de l'océan, je repense à ma hernie discale tant redoutée avant de partir. Elle est derrière moi, mon dos ne me fait plus souffrir surtout lorsque mon corps se cambre à l'amorce d'une remontée en apnée. Cela mérite de fêter ça dignement en tentant une plongée encore plus profonde pour conjurer le sort subi aux Bahamas.

Une approche rapide est tentée mais l'une d'entre elles prend la même initiative dans ma direction. Trop proche, je me dis:

-n'aie pas peur, elle ne te fera rien.

Le monstre d'une dizaine de tonnes fond sur moi en effectuant une vrille. Immobile, debout en suspension sous la surface, j'oublie de déclencher pendant quelques secondes en regardant sa nageoire pectorale puis sa caudale me frôler à quelques centimètres. Le mâle protège sa femelle convoitée des prédateurs potentiels. Ma focale de 24mm est trop courte, je n'ai qu'un morceau de l'animal dans mon viseur. Putain ce que c'est beau mais majestueux est le mot qui convient le mieux. Tel un albatros aquatique, le cétacé virevolte sur lui même, vous observe au passage avec une rare curiosité depuis un oeil de boeuf dénué de sentiment si ce n'est l'expression d'une sérénité absolue. On a envie de s'en faire un ami mais son indépendance ne vous laisse aucune chance. Votre amitié se limite à un regard furtif. Lui seul sait qu'on est mieux chacun à sa place dans son propre monde respectif. Une baleine ne s'apprivoise pas.

Des sons d'émerveillement et d'excitation tentent de vouloir entrer ridiculeusement en communication à travers le tuba. Une baleine glisse sur le flanc en dessous de moi pour me regarder, je lui fait fait des gestes naïfs de la main en guise de salut. Une autre fait son apparition depuis le fond, une troisième arrive derrière tandis que deux autres viennent croiser leur chemin. On en dénombre finalement jusqu'à huit autour de nous. Le spectacle est rare. Nous sommes abasourdis, conscients de la chance et du privilège qui s'offrent à nous. Le désir de vouloir partager ce moment exceptionnel avec mes proches me prend comme une bouffée d'altruisme. Tout le monde devrait avoir le droit un jour d'assister à un tel spectacle.


Les baleines à bosses n'ont pas d'instinct de tueuse. Elles ne tuent pas pour manger mais ingurgitent en masse des micro organismes, plancton et krill. À l'image des ruminants, les baleines sont pacifiques, c'est pour ça qu'on les aime.

Il faut rester humble quand on ose s'inviter dans un monde qui n'est pas le nôtre car chaque être humain que nous sommes est un virus sur cette planète et sa curiosité le pousse à inoculer le moindre mètre carré qu'il est capable d'investir jusqu'à la lune, voire au-delà.

L'anthropomorphe imagine quelle puisse être la vie d'une baleine ou de tout autre mammifère marin doué d'intelligence qui n'a que son corps et l'élément liquide qui l'entoure sans avoir de jouets ou d'outils pour se distraire pendant plus de 60 ans à part leurs chorégraphies, leurs sauts, leurs claquements de nageoires et le chant des mâles. Quelles sont les émotions ou les sens qui rythment et animent la vie quotidienne de ces mammifères? Entendre et ressentir les résonances de leurs vocalises dans l'eau est l'un des spectacles les plus magique auquel j'ai pu assister. Depuis, à chaque traversée d'un petit morceau d'océan, nous scrutons machinalement l'horizon pour traquer le moindre souffle ou une gerbe d'écume blanche comme la neige.

Elles me manquent déjà.


167 vues2 commentaires

2 Comments


Gael
Nov 07, 2019

Je lisais un essai de Sylvain Tesson qui m’a fait penser à ton blog et en particulier votre dernier périple. J’y retrouve un même esprit. Continu a nous faire voyager!

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Isabelle Iglesias
Isabelle Iglesias
Sep 24, 2019

Moments exceptionnels. L'émotion est au rdv. Magique, "Extra-Ordinaire". Merci pour ce partage.

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