6 années se sont passées depuis notre première expérience avec les dauphins de Sataya. Un récif corallien en Mer Rouge dont la faible profondeur et l'absence de fort courant attirent les cétacés qui viennent se reposer et socialiser après une nuit de prédation. Il existe des paradis sur terre où l'on peut nager au milieu de dauphins sauvages, comme à Kaikoura en Nouvelle Zélande avec les Dusky Dolphin ou les Bahamas avec les dauphins tachetés. Sataya fait partie de ces paradis avec ses dauphins à long bec. C'est le genre de destination plutôt accessible que tu ne rayes jamais définitivement de ta To Do List. Sur la nôtre, il était écrit : à refaire absolument.
L'heure est grave, j'entrouve, la porte de la salle de bain - Chérie, toutes mes photos sont floues. Tu déconnes ? Non je ne déconne pas, l'objectif était resté sur "manual". Plus de deux cents photos prises le matin même complètement floues, inexploitables. Heureusement, Isabelle a assuré les siennes. Hagard et assommé, j'accuse le coup. Le reste de la journée, inactive et ensoleillée va être longue.
Quelles raisons m'ont poussé à ne pas jeter un œil à mes images entre nos deux mises à l'eau, le temps de notre pause hydratation avec un thé chaud et un plein de calories avec du cake, assis sur le bord de notre zodiac? J'aurais pu m'en rendre compte à temps et corriger le problème pour notre deuxième session avec les cétacés qui nous ont autorisés à les approcher une deuxième fois. Le fait de regarder ses images dans la foulée tuerait-elle la magie vécue quelques instants auparavant? Une manière vulgaire de consommer une expérience majestueuse ou la crainte de saborder sa joie par de la déception à la vision d'images médiocres ?
48h00 auparavant nous venions de passer une journée et demi sur l'Atlantis, un bateau de plongée et de snorkeling qui emmène les touristes en Mer Rouge. Seuls Français à bord entourés de Polonais, Hollandais et Allemands palmés et armés de GoPro, nous nous faisons remarquer avec notre matériel qui ne passe pas inaperçu. Notre étions revenus bredouille de Sataya. Les dauphins n'étaient pas réapparus depuis deux jours déjà sans savoir pourquoi. En cause, le vent qui les aurait empêcher de sortir se nourrir normalement pendant deux jours ou une température un peu trop élevée qui aurait forcé les poissons lanternes à rester dans les profondeurs? Personne ne sait vraiment.
La vie sauvage se mérite et il faut de la patience pour espérer l'aborder.
Notre troisième tentative fût la bonne depuis un camp de base de plongeurs et de Kitesurfers à 45 minutes de Sataya, l'hôtel Wadi Lahami et ses tentes bédouines.
Une douzaine de mètres de profondeur tapissés de sable blanc offre un décor féerique lorsque qu'un groupe d'une petite centaine de dauphins vous arrive frontalement et
paisiblement dessus. L'expérience est inoubliable, magique et d'une beauté à couper le souffle.
Imaginez revenir avec des photos floues.
Il faut vivre ce type de désagrément pour accéder à un minimum de sagesse et enrichir son expérience photographique. Si j'ai pu accuser le coup sans me laisser abattre, c'est sûrement parce qu' Isabelle avait planifié une deuxième sortie le lendemain pour augmenter nos chances de les voir. À force, on commence à éviter ou limiter les dégâts.
Nous revoilà donc partis sur notre Zodiac un peu plus tôt que la veille, vers 7h00. Le regard rivé vers l'horizon pendant 45 minutes de houle tape cul à vous faire craindre une rechute de hernie discale, on a le temps de cogiter tout en préparant ses poumons avec des exercices d'inspiration rapide, expiration lente et apnée de 10 secondes. Et s'ils ne sont plus là ? Mais qu'est-ce qu'il m'a pris de ne pas vérifier mon objectif, ne pas avoir vérifié mes paramètres, de ne pas avoir contrôlé la qualité de mes images?
Nous arrivons sur zone et nous sommes samedi. Le récif paradisiaque a été déserté de ses nombreux bateaux et ses centaines de touristes. Nous sommes seuls. Des petites pointes noires brillantes ressemblant à des épines de roses cisaillent la surface de l'eau. Si j'étais croyant, j'aurais remercié Dieu en levant la tête au ciel. Je ferme les yeux en guise de prière laïque et jette un regard complice à ma femme qui baigne dans son élément et doit être à ce moment précis l'une des plus heureuses au monde. Mon objectif est calé en Auto Focus continu, zone centrale et suivi du sujet. Il est temps d'honorer cette seconde chance avec calme, humilité, respect et sérénité.
Mon corps glisse contre le boudin chauffé au soleil du semi rigide, le caisson étanche à la main. Le contact avec la fraîcheur de l'eau ne durera que quelques secondes, le temps d'apercevoir les merveilles sous la surface. Soudain, je me retrouve seul entouré de ces habitants virevoltants autour de moi. Ils sont tellement proches que le désir de les caresser est intense mais frustrant car on ne touche pas un animal sauvage, sauf avec des yeux admiratifs. Leur proximité extrême m'empêche de les photographier au 20mm alors j'en profite pour croiser leur regard curieux. Certains sont attirés par le reflet créé à la surface du dome de nos caissons étanches. À chaque fois la même histoire. Pratiquer le snorkeling pour ne pas dire du freediving au large sans entraînement, un appareil volumineux à la main me met à l'épreuve en me renvoyant l'image crispée de mes muscles qui luttent pour descendre, arrêter de respirer ou se contracter nerveusement à la moindre rafale frénétique déclenchée depuis mon index droit. Cette pratique m'oblige à gérer ma nervosité, ma peur de manquer d'air de sentir mon diaphragme imploser, mes poumons brûler.
Je ne vois pas Isabelle qui doit elle aussi être en train de vivre la même expérience avec un autre groupe. Mes poumons, de nouveau gonflés d'air après un rythme cardiaque revenu à la normale, j'entame une descente vers le fond pour les photographier pendant ma remontée d'Archimede.
Putain ce que c'est beau.
Muet, bouche bée ou sonore, chacun exprime son émerveillement. Leurs cliquetis et sifflements renforcent leur présence dans ce décor bleu turquoise. Des groupes jouent ensemble, virevoltent, des couples se forment en missionnaire. Le tuba en bouche, je ne peux m'empêcher de sortir des sons ridicules, coucouuu, hellooo, tiquitiquitiqui... Je m'en moque, je suis seul.
Ce genre de spectacle naturel met tout le monde d'accord. On ne peut imaginer une âme qui soit incapable de ressentir une quelconque émotion face à eux.
Notre mission est maintenant accomplie, nous pouvons profiter des derniers jours dans un autre complexe hôtelier confortable, une usine à fabriquer du gras sur pattes, formule "all inclusive", rempli d'Allemands, de Hollandais, Polonais ou d'Italiens bedonnants. Je peux finir de lire mon Annie Ernaux en sirotant autant de boissons désirées sur un transat au bord d'une baie azur sans avoir à se lever à 5h00 du matin pour aller enfiler une combinaison humide de 5 mm.
Ah bon, ils ont vu le dugong dans la baie à 7h00 du mat, où ça ?
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